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Pierre Veltz, économiste, sociologue et ancien PDG de Paris-Saclay
Les inégalités ne sont pas géographiques et n’opposent pas des territoires oubliés à des métropoles en croissance. La majorité des territoires ont un « capital social » qui peut faciliter le développement économique et l’emploi. Pierre Veltz, économiste, sociologue et ancien PDG de Paris-Saclay, met à mal quelques idées reçues sur l’emploi, les inégalités et les mobilités dans son dernier livre.
Publié le 25/04/2019
Est-ce que les inégalités sociales, en particulier en matière d’emploi, ne seraient pas entre les métropoles et le reste du pays, mais bien plutôt, à l’intérieur même des métropoles ?
Absolument ! C’est l’idée qu’il faut marteler. Certains, comme Christophe Guilluy ont gagné la bataille médiatique des idées en répétant que l’opposition était entre les métropoles et les territoires périphériques, alors que c’est totalement faux : les inégalités les plus fortes sont au sein des métropoles et en particulier au sein de l’Île-de-France. Le taux de pauvreté à l’intérieur même de Paris est supérieur à la moyenne nationale ! Il y a plus d’inégalités à l’intérieur des métropoles que dans les autres territoires. Quant aux territoires dits périphériques, ils sont extraordinairement variés, certains allant très bien, d’autres pas du tout. Le souci est d’ordre statistique car les données que nous avons sont toujours un peu globales. Mais dès que l’on travaille et que l’on approfondit, on voit une véritable mosaïque avec des petites villes qui vont très bien, avec, à côté, à moins de 20 km plus loin, des petites villes qui vont mal.
Vous expliquez ce patchwork par le fait que, désormais, la sociologie d’un territoire commanderait plus que son économie …
Je veux dire par là que les déterminismes économiques traditionnels comme par exemple la localisation des entreprises avec la proximité des matières premières ou des marchés, ne jouent plus vraiment. Il faut en finir avec une vision trop fataliste des dynamiques territoriales ; en dehors d’activités très spécifiques, les choix d’implantation sont très grands aujourd’hui avec des infrastructures abondantes et des compétences partout. Les marges de liberté ont considérablement augmenté. Il y a un déclin de la géographie subie pour les entreprises et aussi pour les individus : jadis la mobilité des personnes suivait celle des capitaux. Les travailleurs n’avaient pas d’autre choix que de suivre les mouvements décidés par les dirigeants de firme.
Aujourd’hui, la causalité tend à s’inverser. Les entreprises vont et iront de plus en plus là où leurs salariés ont envie de travailler ou, plus exactement, de vivre. Pour un maire, développer sa commune c’est encore, le plus souvent, faire venir des entreprises. Mais demain, le sujet sera surtout d’attirer et de fixer les talents, les compétences. On voit ainsi que dans les territoires qui marchent le rôle de ce que j’appelle « le capital social » est déterminant. Le terme est un peu vague, je le reconnais, mais cette idée du territoire comme moteur de création d’emplois et d’activités à partir des ressources relationnelles de proximité (capital social, confiance) est de plus en plus pertinente.
La proximité est devenue une valeur en soi. Et elle devient essentielle quand les gens sont capables de se mettre d’accord sur des projets, quand les gens sont capables de sortir en quelque sorte de leurs jérémiades. L’enjeu clé pour les individus est de retrouver la maîtrise de leurs parcours dans un monde devenu trop vaste.
Les entreprises vont et iront de plus en plus là où leurs salariés ont envie de travailler ou, plus exactement, de vivre.
Tous les territoires ont-ils un potentiel de chances équivalent ?
Globalement oui. Il y a bien sûr quelques territoires en France où personne n’a envie de rester et il suffit de regarder la carte des migrations pour le voir. Mais en France il y a aussi des territoires peu attractifs qui arrivent à développer des projets formidables. Il faut arrêter d’avoir une vision géographique trop statique. Globalement le pays s’homogénéise. Dans les zones urbaines par exemple, le revenu médian est exactement le même que dans les zones dites rurales ou périphériques. Ce n’est pas : les métropoles qui vont bien et le territoire qui va mal. On a un territoire qui est à peu près homogène en moyenne.
Le géographe Jacques Levy a même calculé qu’une fois pris en compte le coût de la vie, le revenu médian dans les zones dites périphériques est supérieur au revenu médian dans les zones métropolitaines, Île-de-France comprise. Bien sûr, il y a des variations mais celles-ci sont bien plus fortes dans les zones urbaines que dans les zones rurales. On ne l’étudie pas vraiment en France mais les zones urbaines sont quand même extrêmement fracturées.
En revanche, une étude sur les microfractures dans le monde urbain vient d’être publiée aux États-Unis où les cartographies montrent clairement que celles-ci jouent quasiment à l’échelle des blocs dans les villes, à l’échelle des quartiers eux-mêmes. C’est ce que j’appelle l’effet Scorsese. Le cinéaste a en effet raconté comment en passant de son quartier de Little Italy à Washington Square, six blocs plus loin, il est devenu quelqu’un d’autre. Il n’aurait pas fait ces six blocs, il serait resté à Little Italy pour devenir un petit voyou comme les autres. Et même certainement moins bon parce qu’il n’était pas, dit-il, très costaud. À Marseille ou à Paris, on pourrait très bien mettre en évidence un effet Zidane ou Mbappé. Et on verrait que cette idée d’opposition entre les métropoles et le reste du territoire, ne tient pas la route.
Pourquoi est-elle autant ancrée dans nos représentations ?
Il y a une fracture qui n’est pas tellement une fracture de revenus mais qui est une fracture culturelle. Il y a un rapport au monde et à la mondialisation différent entre la classe qui est aujourd’hui la plus nombreuse, celle des cadres, et les autres. L’étude récente du think tank Terra Nova sur les adhérents d’En Marche montre ce clivage incroyable entre ceux qui voient essentiellement du positif dans la mondialisation et les autres (1). Cette rupture correspond quand même plus ou moins aux territoires.
Au sujet de la mobilité entre territoires, vous expliquez, comme d’ailleurs le CGET dans son étude sur les mobilités résidentielles (2) que l’emploi n’est plus la première cause de la mobilité aujourd’hui. On ne se déplace pas pour trouver un emploi ?
Non, l’emploi n’est pas la première cause de mobilité et on l’a constaté depuis une dizaine d’années. Retrouver un emploi ou avoir un emploi mieux payé vient nettement derrière le changement de mode de vie. Avant les individus allaient là où les entreprises avaient décidé qu’ils allaient. L’entreprise avait des contraintes de localisation assez fortes, il fallait que les salariés suivent. Aujourd’hui, ces contraintes-là sont quand même beaucoup plus relâchées, et, du coup, les entreprises vont aller progressivement là où les personnes ont envie de vivre. C’est déjà le cas pour les cadres. Il est de plus difficile de faire venir des individus dans les endroits où ils n’ont pas envie de vivre. C’est quand même la raison de la crise du Nord-Est… Après le divorce, la recomposition des familles, la scolarisation des enfants, la propriété de sa maison sont des freins essentiels à la mobilité. L’emploi c’est secondaire.
Quand les inégalités sont beaucoup moins fortes, on devient plus sensible au fait que certaines têtes dépassent.
Votre discours sur les inégalités, celui de Laurent Davezies sur la redistribution, sont assez peu audibles. Comment expliquer cette croyance forte que les inégalités explosent ?
C’est vrai que lorsque nous disons que les inégalités ne s’aggravent pas et que c’est plutôt le contraire, la contestation est immédiate. Les gens ne veulent pas l’entendre, disent que ce sont que des chiffres, pas leur réalité. Je me demande s’il n’y a pas un effet de ressentiment totalement paradoxal. C’est au moment où les différences sont moins fortes qu’on les ressent davantage. C’est un phénomène bien connu en sociologie. Quand les différences sont abyssales, on se dit que le monde est comme cela, profondément inégal et violent, et le fermier ne s’imagine pas prendre la place du châtelain…
En revanche quand les inégalités sont beaucoup moins fortes, on devient plus sensible au fait que certaines têtes dépassent. Hegel a écrit des choses intéressantes sur le ressentiment, ce sentiment de ne pas être apprécié à sa juste valeur alors que d’autres le sont. Tocqueville a dit un peu la même chose en expliquant que dans les sociétés démocratiques le ressentiment monte parce que justement les différences sont moins importantes et que du coup, elles deviennent davantage insupportables. Nous autres sociologues et économistes avons beau montrer, à travers nos enquêtes, que la mobilité sociale ascendante en France s’améliore et qu’elle est plutôt meilleure que dans d’autres pays, rien n’empêche les Français de penser que la mobilité sociale est la plus mauvaise des pays développés !
Pierre Veltz, La France des territoires, défis et promesses, Editions de l’Aube. 167 pages. 16,90 €.
(1) « La République En Marche : anatomie d’un mouvement », rapport de Terra Nova, 08 octobre 2018.
(2) « Les mobilités résidentielles en France. Tendances et impacts territoriaux », CGET, 2018.
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